L’idéal civilisationnel
Quand l’Anarque est méfiant, cela ne veut pas dire qu’il est contre. Il ne juge pas celui qui dit concernant l’être qu’il aime : « Je l’aimerai pour toujours. » L’avenir peut donner raison à ce dernier. L’Anarque préfère l’expression : « Je sais que l’autre actuellement est aimé par moi. »
Le lendemain de son divorce, un individu peut se rendre compte qu’il a surtout aimé l’amour. Il a aimé l’amour pour lui qu’il trouvait, sur une période donnée, chez son partenaire. Même si ce partenaire ne l’aimait plus, il continuait à aimer cet amour et à aimer son partenaire avec celui-ci. Bien sûr, il continuait peut-être à réellement aimer son partenaire. Mais ce dernier ne lui rendait plus cet amour. Voilà que l’amour peut rendre prisonnier s’il n’est pas partagé ! Telle la liberté elle-même qui ne réfléchit plus comme dans un miroir et ne rend plus libre autrui, l’homme doté d’un amour non partagé n’est plus libre. Car il ne se sent pas capable de ne plus aimer. En d’autres termes, il n’aime plus librement. Aimer en n’étant pas libre, est-ce encore aimer ? D’autant que celui qui aime sans vraiment de retour amoureux – et donc libérateur – peut faire preuve de jalousie, de possessivité, d’irrespect à l’égard de celui qu’il dit encore aimer : conséquences d’une souffrance. Une morale religieuse peut pourtant répondre par l’affirmative à travers l’idée suivante : « Tu souffres, tu aimes. » L’Anarque préfère penser : « Tu aimes, tu es libre. » Car la souffrance n’est pas libératrice. Se défaire d’une souffrance permet toujours de retrouver de la liberté car du bien-être moral ou physique. Or, ce n’est pas la souffrance elle-même qui libère. Il existe, de surcroît, des souffrances qui durent et dont jamais l’individu ne se défait. La souffrance peut également être considérée comme unique en chaque homme. Elle est le résultat de plusieurs douleurs qui ont laissé des traces dans le mental ou le corps de l’homme. Comme une douleur physique engendre en général une douleur morale, la souffrance peut tout le temps être qualifiée de morale. La révolte de l’Anarque est un combat contre toute souffrance. Dans la mesure où la souffrance est morale, elle est spiritualisable. Et comme la religion est une forme de spiritualité, elle peut d’autant plus « utiliser » la souffrance. D’ailleurs, pour le religieux, la souffrance est religieuse ou elle n’est pas. L’existence de la souffrance justifie sa parole prétendument libératrice. Posons maintenant la question : « Pourquoi souffrir ? » Nous pouvons l’entendre par la suivante : « Pour quelles raisons souffrir ? » L’Ethique de l’Anarque peut lui faire répondre : « Pour tant de choses ou peut-être pour rien. » Ou bien il répond par une chose qu’il voit comme un fait : « Parce que l’homme est absurde. » L’homme souffre parce qu’il n’a pas ce qu’il voudrait avoir, sa condition sociale est difficile à vivre, sa santé physique est mauvaise. L’homme aurait voulu son destin autrement. « Aurait » et « destin » : le premier mot est un verbe au conditionnel, le second laisse entendre l’idée d’une vie tracée à l’avance de son parcours. Cette idée est l’affaire de croyants religieux ! Dans la précédente phrase, remplaçons tout simplement « destin » par « vie » ; elle devient : l’homme aurait voulu une vie autrement. Donc une vie autre, une autre vie. Donc il aurait voulu être un autre homme. S’il ne peut échapper à son destin, ce n’est pas parce qu’il ne peut échapper à ce qui, demain dans sa vie, « doit se produire » mais parce qu’il ne peut échapper au présent. Dans tous les cas, c’est dans ce « l’homme aurait voulu » que la souffrance se développe. Cela rend-il service à l’individu d’avoir voulu au conditionnel hormis de s’éloigner de sa liberté ? « Supprimez le conditionnel et vous aurez détruit Dieu. » (Boris Vian) Pourtant, croyant ou non en Dieu, il semble qu’il ne sait pas ne pas souffrir. En fait, il ne peut pas ne pas souffrir.
L’Homme absurde, produit d’une vie absurde, est un homme qui souffre. L’Anarque pense que l’homme conscient de sa souffrance est toujours un peu plus libre que celui qui n’en est pas conscient. Car le second, doté d’une souffrance inconsciente, ne souffre pas forcément moins que le premier. En même temps, la conscience de sa souffrance ne doit pas entraîner, chez l’individu, une nouvelle douleur et, à terme, davantage de souffrance. En considérant, en fait, que toute souffrance s’impose à lui alors elle constitue son conditionnement. Par conséquent, se connaître c’est notamment connaître sa souffrance. L’individu qui connaît sa souffrance la borne, sait de quoi il souffre puis pourquoi il souffre. Ceci peut déjà lui permettre de souffrir un peu moins. Il doit en déduire de quoi il ne souffre pas et qu’il range parmi les plaisirs exclusifs. D’autant que, comme l’hédoniste, l’Anar-que aime le désir sans souffrir : sa révolte est notamment d’opposer clairement plaisir (conséquence d’un désir assouvi) et douleur (cause d’une souffrance). Ajoutons à cela que l’appréciation d’une part de sa souffrance par une saine résignation est également libératrice (saine car préservant le bien-être acquis jusqu’ici). Car il faut savoir ne pas souffrir en raison d’impossibles s’imposant à la nature comme à l’être humain. Puis l’homme qui aime se faire du mal est l’opposé de l’Anarque. Aimer souffrir, c’est souffrir. Aussi, l’Anarque ne veut pas souffrir d’aimer.
Et l’autre ? Il est toujours plus facile pour un individu de savoir où l’autre a mal – d’avoir conscience de sa ou ses douleurs – que de comprendre réellement sa souffrance. Pourtant, s’il est émancipateur de connaître l’autre (l’Entente) alors il en va de même de tendre vers la compréhension de sa souffrance puisqu’elle est partie intégrante de cette précédente connaissance. A une nuance près : la souffrance d’autrui peut peser sur notre propre bien-être. Ici, le Salut est dans la volonté commune de non pas, évidemment, souffrir davantage ensemble mais, au contraire, de se sentir mieux ensemble (l’Entraide). Du moins, cette volonté est celle de s’essayer à un meilleur psychologique et moral collectif et microcosmique (cercle restreint oblige pour une connaissance approfondie).
Cette volonté, toujours, a certes une cause morale. Et si je critique ailleurs le devoir d’aimer, je défends néanmoins le devoir de reconnaissance – comme nous avons vu dans ma Classification altruiste. Il ne s’agit pas d’opposer ce qui est moral et ce qui est sentimental. Dans Émile ou de l’éducation, Jean-Jacques Rousseau nous dit que, pour achever l’homme – dans le sens finir de le construire –, il faut en faire « un être aimant et sensible, (...) perfectionner la raison par le sentiment ».
Car le sentiment peut favoriser l’élan moral, et voyons justement dans une éthique de la Liberté une belle conciliation entre icelui et le sentiment. Mais imaginons, concernant l’origine de ce sentiment, que tout élan moral pourtant sincère puisse ne pas venir uniquement de mon propre sentiment mais de quelque chose qui va au-delà afin de faire civilisation. Ma conscience morale dépasse, avec l’empathie, la seule conscience de ma morale et devient raison morale.
Il y a ceux qui cherchent la « perle rare » ou le « prince charmant ». Conditionnement toujours ! Il y a ceux qui, âgés d’une vingtaine d’années, cherchent d’abord, et de manière relativement inconsciente, le père ou la mère de leurs futurs enfants. Même si celui-ci ou celle-ci n’est pas forcément un individu avec qui il y aura partage d’un amour réel. L’hypocrisie de l’amour, je dirais même l’hypocrisie tout court, nourrit cependant toute civilisation. Car un homme hypocrite est policé, et un homme policé est civilisé. Respecter la liberté d’un individu avec qui il y a une faible affinité, n’est-ce pas déjà une forme d’hypocrisie ? Mais elle se justifie par le respect de la Liberté elle-même. La Civilisation différencie l’homme de l’animal sur la base de la conscience du premier et l’absence de celle-ci chez le deuxième. Le possible d’une civilisation réside, à l’origine, dans la Conscience*.
Si, par la Conscience, il y a élévation de l’homme par rapport à l’animal alors, par la Liberté, il y a élévation de l’homme vers la Civilisation.
Pourtant, l’homme est absurde : il risque d’agir « animalement » donc éventuellement dans l’irrespect de la condition humaine. Ce qui le dépossède de sa liberté. Ou bien il préfère laisser faire, ce qui ne veut pas dire qu’il est plus libre. L’homme civilisé sait, quant à lui, agir en toute liberté c’est-à-dire en fonction de sa liberté réelle. Son laisser-faire est, pour sa part, serein et bienveillant. En tous les cas, ce n’est jamais un laisser tout faire. Mais pour qu’existe l’homme civilisé, il faut qu’existe la Civilisation…
Nous imaginons souvent l’homme civilisé comme un homme qui ne tue jamais et respecte son prochain. Dans l’absolu, pour l’Anarque, l’homme civilisé est en partie responsable de la condition de l’autre. En faisant rimer grandeur avec honneur devant la dignité humaine, il n’y a pas de civilisation sans grandeur. En conséquence, la Civilisation, c’est la paix.
Seulement, la paix ne doit pas se payer à n’importe quel prix. Un point sur l’histoire : il existe la paix par la domination marchande dans la tradition des empires anglo-saxons, la paix par la fraternité culturelle dans la tradition des empires français et romain.
En même temps, cette fraternité pouvait, de la part des impérialistes latino-européens, glisser dans l’ignorance des spécificités culturelles de leurs peuples colonisés, en cherchant à les soumettre à une culture impériale et un ordre politique unilatéral, alors que les impérialistes anglo-saxons « s’en tenaient » à leur domination marchande, leur pouvoir économique, sans chercher à faire, de leurs sujets colonisés, des citoyens alternatifs à leur empire.
Une colonisation, plus économique que politique ou le contraire, est toujours une condition de la paix. Triste sort historique de cette dernière, qui ne peut être fournie sans une dimension aliénante.
Plus récemment, au siècle dernier, l’Empire américain – pourtant de culture anglo-saxonne – a réalisé une colonisation purement culturelle. Cela a contribué à calquer les façons de consommer des Européens sur celles des Américains. La visée était, c’est vrai, également économique. En même temps, l’Empire américain a cherché à dominer économiquement par la politique avec ses moyens de pression sur la construction de l’Union européenne. Phénomène plus récent encore (trente dernières années), le « made in China » est devenu universel. L’impérialisme chinois est purement économique car il ne cherche pas à ce que les Occidentaux se mettent, par exemple, à manger quotidiennement du riz et avec des baguettes.
Dans tous les cas, il semblerait que la paix, pour un peuple, est toujours récoltée au détriment de sa soumission culturelle ou économique à un empire. Un peuple qui échappe à ces soumissions tout en étant pacifique deviendra, malgré lui et tôt ou tard, une menace pour un empire en quête d’expansion de son pouvoir.
Revenons sur le sujet, proprement dit, de la Civilisation. Le régime nazi a-t-il représenté la civilisation allemande ? Bien faiblement. D’accord, les tenants de ce régime parlaient certes allemand. Seulement, ont-ils poursuivie, développée cette civilisation ? L’organisation de leurs crimes relève-t-elle d’hommes civilisés ?
La barbarie est l’action d’hommes bestiaux et brutaux : retour à l’animalité et à l’anti-civilisation.
Et encore, les animaux ne peuvent constituer de plan diabolique. Hommes organisés ne signifie pas obligatoirement hommes civilisés. Pour exemples, une planification criminelle ou encore la torture sont forcément, par la réflexion qu’elles impliquent, le fruit d’une raison. Seulement, celle-là n’est point une raison morale, une raison « raisonnable », mais juste une raison froide et pseudo-scientifique. Car comme ce cher Rabelais l’avait écrit, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Remarque qu’on peut élargir au risque que court un intellectualisme de se découper de toute éthique ou morale.
L’expression « civilisation soviétique » doit-elle, dans l’histoire, avoir un sens ? Que nous jugions que l’Union soviétique a existé pendant une longue période est bien relatif devant l’histoire humaine reposant sur des milliers d’années. L’Union soviétique n’a existé que quelques dizaines années, et, surtout, son histoire est entachée par son régime massivement assassin. D’autant que, pour mesurer l’atrocité d’un régime, ce n’est pas tant le nombre d’années qui compte que celui des victimes. « Le guerrier est anarchique, le soldat non. L’homicide est anarchique, mais non l’assassinat » écrit Ernst Jünger. Et qui dit anarchique dit capable de changer de camp, de revoir sa copie, de se remettre en cause, de faire volte-face, de prendre un nouveau chemin pour sauver dignité et liberté. L’innocence n’excuse certes pas tout. En tous les cas, un assassinat n’est pas innocent.
Une civilisation repose sur la longue durée de l’histoire d’un peuple ou d’une région du Monde pourvue d’une certaine homogénéité organisationnelle et culturelle. Son étendue, géographique et temporelle, est remarquable. Une civilisation éteinte reste civilisation parce que – d’un point de vue culturel, architectural, social – elle a laissé des empreintes dans le Monde d’aujourd’hui. La Civilisation intègre la notion de progrès. Mais qu’est-ce que, par exemple, le progrès technique lorsqu’il s’incarne dans le développement d’armes de guerre ? Cela pose le problème de la réalisation d’un certain progrès au détriment du sacrifice d’un acquis (social par exemple). Plus globalement, qui peut donner l’exhaustivité de la liste des civilisations qui ont existé ? Personne hormis l’historien. Mais sa définition d’une civilisation peut sensiblement différer de celle d’un autre historien.
Nous pouvons penser, pour des conséquences sociales et économiques – chômage de masse, précarité de l’emploi généralisée, nomadisation et paupérisation des individus –, qu’il existe aujourd’hui un effondrement des civilisations européennes. J’ai dit « conséquences » car une des causes essentielles de cet effondrement est la « morale » de l’oligarchie mondiale faisant l’apologie de l’homme libéral-libertaire, à qui il est interdit d’interdire, et du libre-échange intégral donnant un monde voué à l’économie anomique et ignorant la condition du plus grand nombre.
L’Anarque reconnaît, dans le monde entier, des parcelles de civilisations. Où et quand le progrès économique est-il au service du progrès social ? Où et quand le progrès technique ne va-t-il pas à l’encontre de ce dernier et est-il au service du progrès médical (rôle de l’éthique) ? L’Anarque défriche l’histoire. Cela dépend du moment et de ses envies mais cette histoire est lointaine – géographiquement ou temporellement – ou bien elle est au moins celle qui se déroule sous ses yeux. Dans un paragraphe précédent, il a été dit, ce qui est évident, que la Civilisation doit exister pour former l’homme civilisé. Mais qu’a-t-il fallu pour qu’icelle existe ? Un premier homme libre. Du moins un premier homme ayant soif de liberté, de connaissances permises par sa conscience et son potentiel de réflexion.
A cet instant, le Salut a donc résidé dans l’Individu. Donnée toujours vérifiée : ce salut réside comme unique et commune pré-condition et post-condition morale de l’évolution d’une situation. La Civilisation ne peut trahir un certain idéal de la liberté. La Liberté est la condition substantielle d’une civilisation digne de ce nom.
Contrairement à la dépendance de l’existence de l’homme civilisé à la civilisation, l’existence de l’Anarque ne dépend pas de celle de la société anarchiste. Et par l’Anarchie – cette haute idée de la Liberté –, il y a élévation de l’homme vers une philosophie de la cité idéale : celle constituée uniquement d’hommes civilisés et donc libres. L’Anarque la qualifiera cependant d’utopique. En vérité, étant lui-même l’Anarchie, il serait donc lui-même l’utopie. Il est pourtant une représentation humaine du bonheur immédiat. Il est la preuve concrète qu’une révolte philosophique peut avoir l’avantage sur une révolte politique quant à une possible construction du bonheur.
Si l’homme n’est pas forcément la Civilisation, l’Anarque est forcément l’Anarchie. Car il est un homme tout à fait culturel mais assume, en même temps, l’Homme naturel qu’il est. L’élan anarchique fait coïncider les deux. L’Anarque est le reflet d’une civilisation invisible, ou bien de plusieurs « parcelles » de civilisations. Il peut être vu comme civilisé parmi des décivilisés, comme décivilisé parmi les prétendus civilisés par un système insistant sur les vestiges d’une civilisation dont ils prétendent être les garants pour justifier son fonctionnement pourtant reprochable. Par conséquent, l’Anarque ne peut se réduire ni à l’animalité destructrice de soi et des autres ni à un laisser-faire égoïste. Autrement c’est sa liberté elle-même qui est réduite, son éthique n’est plus portée par lui ni porteuse d’espérance. « Etre libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes ; c’est vivre d’une façon qui respecte et renforce la liberté des autres. » (Nelson Mandela)
* Dans l’histoire, il y a eu d’autres approches philosophiques concernant ce qui sépare l’homme de l’animal.
A propos de ceci, j’évoque beaucoup, dans cet ouvrage, la Conscience ou encore la Perfectibilité (selon Jean-Jacques Rousseau). Mais la seconde dépend, en fait, de la première. En conséquence, ces deux approches sont liées.
Sinon, des empiristes – ces philosophes attachés à l’expérience car étant, selon eux, le moyen principal de connaissance – pensent que ce n’est pas la Conscience qui sépare l’homme de l’animal mais simplement un degré de réceptivité puisque les deux ont une sensibilité et sont donc susceptibles d’empathie c’est-à-dire d’avoir la capacité d’appréhender intuitivement l’affectivité de l’autre.
Enfin, pour René Descartes, tout différencie l’homme de l’animal, alors comparé à une machine. Ce philosophe pense que les animaux ne font qu’obéir en permanence à leurs pulsions. Descartes compare par exemple les hirondelles, revenant au printemps, à des horloges.